La vie d’une chinoise Shanghaienne, les chahuts de Sylvie Lin Jing
Posté par ITgium le 15 novembre 2012
A jùn mǎ 俊 马 tale
de François de la Chevalerie, 2011
D’après les témoignages de Jeoren Van Riselthat, Rafik Sokolhen, Bu Nong, Isidoro Da Silva, Paolo Di Metazzo et Jay Clifton.
Ce flux sanguin, c’est Sylvie Lin Jing.
Toujours nerveuse, jamais vraiment sereine comme si la vie lui échappait.
Flirtant avec la quarantaine, elle offre une silhouette élégante et fine toujours soutenue par des habits de choix, une mise impeccable.
Dépourvu de l’éclat inutile d’une beauté superficielle, son visage est sobre et frais.
Des sourcils presque invisibles surplombent un nez légèrement courbé.
Au bas du menton, une salve de boutons remonte légèrement sur la joue gauche. Cependant, sa belle chevelure noire cache ce désordre.
Jamais Sylvie Ling Lin ne se ressemble.
Jamais pareil sourire.
Sur une simple moue, elle compose avec un personnage différent.
Pleurant ou riant, heureuse ou malheureuse, bruyante ou silencieuse, dix femmes en elle, toutes dévolues à la cause d’un improbable bonheur.
“Lorsque je convolais avec elle, déclare Paolo, je m’amusais à démêler les profondeurs de son visage. Derrière un sourire, une larme. Derrière un visage sombre, un sourire. Chaque expression s’en allant, revenait à l’envers. Derrière un cri de colère, de l’amour. Derrière de l’amour, un sentiment de haine. De cette haine fraiche que les femmes produisent à volonté, à la pelle. L’heureux supplice d’un homme”.
Sylvie est chinoise comme on est femme, structurellement et de manière indivisible.
Elle incarne une civilisation cinq fois millénaires à l’ombre d’une forêt dense où s’emmêle la faute à son prénom d’adoption un zeste de France, telle une chanson.
Shanghaienne de cœur
Sylvie Lin Jing habite une tour élancée de facture modeste comme il s’en compte des dizaines de milliers en Chine.
“Un empilement de béton occupé par des âmes en peine” commente l’écrivain Zhou Weihui.
Situé dans le district de Putuo, rue Zhidan, l’appartement de Sylvie surplombe une autoroute urbaine au trafic intense. Faute de double vitrage, sa chambre est particulièrement bruyante. Les meubles ornementant celles ci sont d’un gout esthétique médiocre, sans élégance. Cet appartement ressemble plutôt à un débarras qu’à un lieu de vie.
Lorsqu’on lui demande si d’aventure elle serait Shanghaienne, Sylvie refuse l’invitation.
D’emblée, elle se déclare originaire de Fujian.
- Je porte les traits du peuple là bas, dit elle en s’émerveillant.
Malgré tout, elle aime Shanghai, tel un ancrage durable et indéracinable
- Mieux qu’un homme dans mon sillage ! s’exclame-t-elle malicieusement.
Les hommes, elle les bouscule volontiers.
Tout au long de sa vie, elle les a frappés, houspillés, humiliés.
- C’est ce qu’ils méritent pour avoir offensé mes paires durant des siècles, nous les femmes de ce monde !
Dans sa famille, les hommes se tiennent à carreaux.
Rarement fait elle mention de son père, mort avant l’âge, cruellement absent du paysage.
Sylvie s’emploie plutôt à parler de son grand père, un homme audacieux qui négociait dans les années 30 des affaires au carré avec le Zhōngguó Guómíndǎng.
Multipliant les bons coups, il approvisionnait les dignitaires du parti de bonne bières et autres plaisirs.
- Si la révolution populaire ne s’était pas emparée de tous ses biens en 1949, je serais riche maintenant. Belle et riche, ajoute-t-elle, tout sourire.
Sans doute en raison de la trop forte personnalité de son grand père, son propre père n’a pas imposé sa marque par delà sa mort.
En un coup de vent, il a été remplacé par un beau père « d’un talent quelconque », précise-t-elle.
Cette nouvelle famille indispose Sylvie surtout lors de la célébration de la nouvelle année.
Réunie au grand complet, elle agit alors en tir groupé, lui rabattant les oreilles sur l’urgence de se marier.
Comment se peut-il que l’on porte trente cinq années de vie sans être marié ?
Souffrirait-elle de maladie mentale ?
Son corps est-il déjà défait ?
L’hymen ne venant pas, chaque année, la charge se fait plus lourde, plus étouffante.
Avec le temps, Sylvie est devenu la Sheng nu de service, ce mot chinois qui suinte l’horreur et qui signifie être une femmes seule au delà de l’âge, le pire dans un monde civilisé.
Tantôt raillée tantôt suggérant une molle compassion.
Ne l’a-t-elle pas cherché ce destin ?
Avec son effroyable caractère, ses sauts d’humeur, comment pourrait-elle jamais envisager une vie à deux ? murmure-t-on sous cape dans sa belle famille.
Quand ces mots ciselés se font trop insistants, Sylvie fond parfois en larmes, seule confondue dans sa tristesse sous des regards moqueurs.
Seule au monde.
Autant dire que Sylvie ne goute guère à ces moments qui chaque fois lui font prendre conscience de l’inexorable pouvoir du temps, ce monstre infaillible qui nous tuera tous.
Une famille comme un étau
Sylvie a un frère ainé.
Il vogue selon des cieux singuliers.
L’amant est musicien, tourbillonne, ce qui ne convient guère à la concierge de son immeuble, originaire du Henan.
Du côté maternel, les choses sont plus claires.
Sa mère, Jin Wan, est une femme de caractère, ayant élevé seule ses deux enfants. Professeur d’anglais à l’université, elle apparait autoritaire, raide dans ses jugements.
Tout comme l’était sa propre grand-mère, l’arrière grand mère de Sylvie, une femme redoutable qui tenait salon au début du vingtième siècle à Fuzhou, Fujian et dont la vie a fait l’objet d’un merveilleux roman, « Entre le monde des hommes, cet air de femme ».
Sylvie adore sa mère.
- Ma vie ne ressemblerait à rien si je ne vivais pas à son ombre, proclame-t-elle.
Jamais elle ne songera à quitter plus deux jours l’appartement qu’elle partage ensemble.
Une mère comme un autre poumon de vie, mieux que tous les hommes du monde.
Malheureusement Jin Wan est de santé chancelante. Plusieurs fois, ressentant les faiblesses de son corps, elle invite Sylvie à se préparer à son envol vers l’au delà.
- Que deviendras-tu alors ?
- Je deviendrai, toi maman sur terre, répond sans hésiter sa fille.
Elles s’embrassent alors comme pour faire mentir le destin, la vie s’en allant un jour.
Sylvie, de la matière brute.
Elle parle sans fard, sans détour, le mot ciselé.
Elle ignore les mensonges.
Tout lui vient naturellement, parfois brusquement, souvent sous une pluie de larmes.
Un mot, mot de trop, un traite de mot.
Un regard, un mauvais regard comme une attente trop longue et voilà que se déclenche le flot.
Bientôt les larmes fuient hasardeusement.
Telle une horde insensée, elles envahissent les joues, chahutent les oreilles.
Les larmes de Sylvie, c’est un appel au rêve, à un doux rêve, celui d’aimer.
Nullement tiède dans ses sentiments, Sylvie est une femme profonde et sensible, gardant la mémoire de chaque instant.
Sous l’effet d’ondes bienfaisantes, elle vit honnêtement, trop peut-être.
Du coup, sa vie amoureuse est un triste chahut.
Qu’Ils s’appellent Paolo, Jay, Jeoren, Bunong et Isidoro, ils l’aimaient.
Au hasard de leur destin, ils ont rencontré leur chinoise.
Ce petit museau.
Cet ange passant par là.
Une douce lumière.
Ce temps heureux, disent-ils.
Sylvie les a accompagnés dans leur désir de Chine, leur faisant connaître dans les entrelacs de Shanghai.
Tous ont bu à la coupe sans la comprendre.
Du coup, l’amour s’en est allé du jour au lendemain.
Aucun n’a eu droit a un simple au revoir, quelques mots pour dire qu’ils avaient compté un moment dans sa vie.
Comme s’y prêterait un adolescent en peine, Rafik Sokolhen, pourtant un homme d’age mûr, a inscrit à l’encre bleue son nom et celui de Sylvie Lin Jing sur un banc du Renmin gong yuán, celui là même où naguère ils se tenaient en fin de journée.
« Je veillerai chaque année à ce que cette inscription se maintienne. Je repasserai une couche, je ferai briller nos noms jusque dans les cieux. » précise Rafik.
Mais Sylvie est déjà loin, dans un monde qu’elle adore, celui de la culture.
Cultivée, elle ne l’est pas par convenance mais par goût.
Le temps de nuit, elle aime se dérober, s’enfouir dans un fauteuil et lire jusqu’à l’infini.
D’innombrables livres, l’Italie profonde, la France profonde, l’univers profond des âmes.
Dans ce monde d’écrivains, elle se meut avec impertinence, portant le regard d’une chinoise
Dans le blog qu’elle tient, jour après jour, au hasard des sujets, elle révèle une partie de soi même, un besoin de faire vivre doucement et légèrement sa féminité, se dessinant un joli cœur.
Dans un rare enchevêtrement d’idées, de lubies, de mille désirs, un besoin d’exister, d’être heureuse.
Exister, être femme autour de ses pieds qu’elle adore, qu’elle arbore pour batailler contre tous ses hommes fussent-ils ses amoureux.
Des pieds comme des gourdins, piétinant, écrasant, détruisant.
Telle son âme, malade d’une étrange illusion, croire que le vie est possible à deux !
Le poème d’une Shanghaienne
Emporté par une insondable tristesse, Rafik Sokolhen lui a dedié ce poème lequel raconte Lin Jing.
« Fleur en colère de la Chine ancestrale
L’an 76, elle gagne la Terre, toute dodue
Trépignant, s’agaçant de Mao, ce mâle
Toujours en vie, abimé et corrompu
Il la salue, bientôt trépasse
Libre, elle s’impatiente d’un destin
Son grand père, une gueule, passe
L’inspire, l’entoure, trace le chemin
Sa maman s’amuse de son caractère
Plein de fiel, rageant au quart de tour
Bêle, boude, presque une mémère
Mais la voilà qui court
S’abreuve de littérature, s’acharne
Elle parle Français, demain ourdou
Anglais, Italien, toujours marne
La belle est promise à un bel avenir
Déjà, elle vole dans les airs
Rome ou Paris, à l’horizon Pamir
Une virée par là, une autre au Caire
Cependant une tristesse la tenaille
Lui manque un gars
Une devanture qui braille
Un habitué des bars
Jay ou un peintre du Yunnan
L’un et l’autre, prisonniers de leur passé
Hésitants, indécis à quarante ans
Puis vient un fou de fou au crane cassé
Mexicain ou Français
Juif ou catholique
D’un genre nul et niais
A la piètre logique
Mais bon, elle s’y fait
Le comble de désir
Déjà il l’aime, elle le sait
Et de deux, de trois, leur avenir
A Shanghai ou à Pékin
Ou dans un lit, emmitouflée
Elle embrasse, croque le malin
Goguenard, bientôt rassasié
La voilà, la petite Meredith
Suintant le monde de demain, la nièce d’Edith
Dans vingt ans, elle aura vingt ans
Sylvie, un rêve en tête
Chaque samedi, Sylvie lín jìng raconte un livre de son choix, heureuse d’en parler, le bonheur dans le regard, dans les mots.
Bientôt impatiente, elle se lance.
Glisse sous un paysage aux couleurs chatoyantes, un village dans la vallée de jiǔzhàigōu.
Shuzheng, lâche-t-elle en suspendant sa voix.
Shuzheng, baignée de lumière dès le petit matin.
Shuzheng, immortel.
Sylvie lín jìng campe le récit, un monde imaginaire, une époque ou lointaine ou proche.
Un volcan surplombe dangereusement le village, un monstre aux veines ouvertes.
Jour après jour, du haut du volcan, les villageois guettent le ciel, l’œil sur l’univers. Un rien alimente leur espoir, une ondée comme une étoile filante. Au moindre chahut, ils exultent de joie. Prospère dans leur tête le rêve de retourner sur leur planète d’origine qu’ils ont quittée voici des millénaires.
Ainsi la vie s’écoule lorsque survient un tremblement de terre.
Soufflée par les laves, Shuzheng disparaît.
Voguant dans le ciel, la peuplade rejoint aussitôt son pays à l’autre bout de l’univers.
Seul se maintient sur Terre Yē sū.
Le visage brisé, Sylvie lín jìng verse alors une larme, pleure jusqu’à remplir l’océan, s’effondre de tout son être.
C’est alors que le corps recroquevillé, elle murmure d’une voix presque inaudible :
- Je rêverai toujours, envers et contre tout !
Sylvie Lin Jing, son monde entre cinq paradoxes.
Femme lettrée, dotée d’une forte sensibilité, elle nourrit l’espoir d’une existence banale et confortable, à l’ombre d’un mari quelconque, une vie sans âme.
L’esprit romantique, souvent la larme à l’œil, elle s’abime dans de sombres colères sans issue.
Femme d’une impeccable honnêteté, se gonflant parfois de mots à l’emporte pièce, elle pousse trop loin ses choix radicaux.
Le verbe talentueux, elle refuse de s’en saisir, écrit peu ou rien, sommeillant à l’ombre des grands écrivains.
Comblé par l’anonymat, elle ne veut pas entendre parler d’elle, s’aimant peut être trop peu pour être la plus belle.
L’âge venant, tout cela confondu, disséqué, broyé et laminé, donne un merveilleux roman, « Meredith, my Uncreated 2050 chinese girl ».
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