De Tianjin à Paris, Antoine Aoun, l’homme en 3 D*
Posté par ITgium le 28 février 2015
A jùn mǎ tale 俊 马 故事 (François de la Chevalerie)
Dans les années 60, Beyrouth se dénommait la perle de l‘Orient.
A cette époque, la ville était en plein essor. Rien ne lui résistait.
Tout souriait alors une jeunesse moderne et résolument optimiste.
Le soir venu, le long de la Corniche, les jeunes s’exerçaient à des danses acrobatiques sous des rythmes échevelés.
Dans le nombre, un jeune homme, Antoine Aoun.
Galvanisé par le tonique refrain de la truculente Gloria Gaynor, le cœur haletant, il soumet son corps à d’invraisemblables contorsions. Tantôt se pliant, tantôt glissant sur lui même, il joue de souplesse, il bouillonne d’énergie.
Tel un signe destin.
« Les lendemains de fête ne sont jamais heureux » se lamente le poète Jad Hatem.
Bientôt sonne le glas sonne à la porte du bonheur.
Naguère bénie des Dieux, Beyrouth le laisse prendre aux pièges de rivalités anciennes. Soumise autant à des pressions extérieures, la ville s’enflamme.
Bientôt les balles sifflent, claquent contre les murs.
Une odeur de souffre.
Une odeur de mort, celle de jeunes gens, fauchés sur le théâtre de l’absurde.
Comme le rapporte Antoine : “Ce genre de guerre prospère grâce à l’engagement de jeunes adolescents ignorant la peur et plongés dans l’idéologie du système”.
Est ce pour leur faire payer le prix de leur étincelante vigueur qu’ils sont toujours et sous toute latitude les premières victimes des conflits ?
La jeunesse s’offre comme un moment d’insouciance toutes les fois qu’elle ne s’abuse pas dans des combats qui lui sont imposés.
Vient le tour d’Antoine.
La mort violente surgit souvent dans la rencontre entre deux hommes, telle une fraternité dans l’horreur.
L’un dans l’ombre, l’autre à vue.
Au hasard des chemins, un tireur embusqué fait mouche.
Une balle froisse la colonne vertébrale d’Antoine. La dorsale s’affaisse.
« Tout sauf mes yeux ! », murmure ce dernier en rampant à terre.
Dans ce cri, de l’espoir.
Nullement vaincu, Antoine a défié la mort.
Malgré la douleur, il rassemble alors toutes ses forces pour faire mentir l’intolérable verdict, celui de ne plus pouvoir remarcher.
Il poursuit sa rééducation sans relâche, multipliant les efforts pour se tenir droit.
Longtemps, il refuse la réalité jusqu’au jour où son ergothérapeute nomme son destin.
Glisse de ses lèvres, l’effrayante sentence : “je suis un handicapé ».
La tentation est alors grande de s’emporter contre Dieu, contre toutes ces fables qui assujettiraient l’homme à la souffrance.
“Pourquoi accuser Dieu ? corrige un prêtre. L’ignorons nous ? C’est nous qui avons créé les armes !”
Suit l’inévitable dépression, ce désir de mourir une nouvelle fois. “De toutes les débâcles, celle de l’âme est la pire » convient le philosophe Ibrahim Al-Yazigi.
Sonne alors le refrain de Gloria, cet élixir de vie. « J’ai survécu à la misère, je survivrai toujours ! »
Se nourrissant de ses paroles, Antoine reprend le combat mais cette fois à armes égales.
Tel Frida Khalo, il boude le sort, se joue de lui, moque la fatalité.
Tel Franklin Delano Roosevelt, au lieu de subir le destin, il se donne un destin.
Aucune dimension ne lui échappe alors ! La vie d’Antoine préfigure la théorie des cordes, cette idée selon laquelle la réalité de l’univers se noue autour de 26 dimensions.
Trois lui suffiront pour s’affranchir de la terrible épreuve.
Antoine en sortira grandi, plus fort que jamais.
Un être humain dans toute sa splendeur que rien ne fera jamais descendre dans le rang des meurtris.
Le voilà maintenant en France. Doté d’une énergie rare, il crée son entreprise, compose et recompose une famille. Coach d’entreprise, Il brusque encore des cadres embourgeoisés, empâtés et tirant la langue.
Il avance si vite que certains flanchent en chemin.
Antoine file à cent à l’heure, croque la vie.
Inlassablement en mouvement, il se donne des ailes. Le voilà dans les airs.
Plus tard, courant le monde, en tandem tétraplégique.
D’Est en Ouest, il traverse la France, les Etats Unis, l’Australie.
Bientôt, depuis Tianjin, il reprendra la route de la soie, sillonnant la Chine, l’Asie mineure.
Aux chinois qu’il croisera sur sa route, il leur dira peut-être : “ Ne vous enlisez pas trop dans un excès de matérialisme, ne surjouez pas l’apparence, pensez plutôt à l’incroyable chance de disposer d’un corps entier, muscles et os sans fêlure. Donnez lui tout le bonheur que la vie peut lui procurer. Et si vous le pouvez encore, montrez l’exemple. »
Et, le soir venu, fort d’une vie bien remplie, l’exemplaire Antoine Aoun murmure ce mot de Pablo Neruda :
« Il meurt lentement celui qui ne change pas de cap lorsqu’il est malheureux au travail ou en amour. »
Son crédo.
* “Ma vie en 3 D – Désir, discipline détermination » Antoine Aoun, Editions Elzévir
Publié dans Les hommes de Tianjin, Tianjin et ses etrangers | Commentaires fermés