
Shanghai
« Que sont toutes les actions et les pensées des hommes durant des siècles contre un seul instant de l’amour ? »Friedrich Hölderlin
« Pour connaître Shànghǎi, il te faudra déchiffrer le regard d’une femme. Derrière l’apparence, les jeux de rôle, le superflu, une beauté assurée, se cache dans les entrelacs de son âme, un brin de paradis, une ville aux lumières éternelles. »

Shanghai
Les récits de jùn mǎ 俊 马 François de la Chevalerie sur cette page
(1) La Shanghaïenne, entre convenance, confort et colère
(2) La Shanghaïenne ou comment être une femme chinoise à l’esprit limpide
(3) Avoir été l’amant d’une Shanghaïenne
(4) Son désir, vivre à Shanghai

Femme de Shanghai
(1) La shanghaienne, entre convenance, confort et colère
Visage rigide, sourire carnassier.
Parfois elle s’offre un sourire de convenance, habile et séducteur.
D‘une beauté aléatoire.
Plutôt d’un naturel élégant, décolleté à peine perceptible, les escarpins compensées, un sac selon les saisons.
Son allure suinte le goût à l’argent.
Généralement, elle se promet une vie confortable à l’abri du besoin dans un monde souvent réduit aux apparences.
Une vie rythmée autour de promenades dans des centres commerciaux sans âme. Où dans chaque magasin des vendeurs efféminés se précipitent vers elle.
Elle raconte alors ses désirs, cuir et joaillerie.

Femme de Shanghai
Sans attendre, elle achète des marques reconnues, emblèmes d’une richesse toute récemment acquise.
Elle achète toujours au delà du nécessaire pour prouver qu’elle existe même dans la futilité.
Parfois elle est conviée à une exposition, un peintre occidental ou une relique égyptienne. Ou à un concert, violon et violoncelle.
Elle s’y rend mécaniquement. Surtout une obligation.
Se bouchant délicatement les oreilles, elle regarde vaguement des toiles centenaires.

La Dame de Shanghai
Elle a l’œil plutôt sur l’ombrelle d’une jeune femme supposée concurrente qu’elle déteste aussitôt.
Aux abords de la trentaine, une inquiétude la taraude.
Pressée par mère et tantes, l’hymen devient son seul objectif. Une obsession tellement maladive qu’elle en devient laide.
Guettée par de lancinantes migraines, elle consacre alors son temps à la recherche d’une proie avec laquelle elle frayera pour mettre au monde un enfant unique aussitôt confié à une lointaine belle-mère habitant les provinces reculées de l’Anhui ou du Hunan.

Femme de Shanghai
Puissent les occidentaux fraichement débarqués à l’aéroport de Pudong ne pas commettre l’irréparable en s’entichant d’une femme pareille.
Le jour venu, ils iront quémander à leur consulat un rapatriement immédiat.
A Shanghai, entre femmes règne une compétition féroce dont l’échelle de valeur est la fortune de leur homme.
Elles disent « leur homme » plutôt que leur amoureux. Car elles exigent de lui qu’il tienne son rang.
Jamais elles ne lui reprocheront d’être édenté, imberbe ou chauve, pétant ou rotant, l’essentiel étant qu’il s’accommode de leur caractère surtout d’une soif de luxe laquelle se fera croissant avec le temps.
Pauvre homme, il n’oppose pas la moindre résistance. Songeant désespérément aux câlins de minuit, il s’incline.

Aimer Shanghai
Malgré tout, la shanghaienne le rudoie.
Pour tout remerciement, elle lui offre plainte et complainte.
Pourquoi ne l’a-t-il pas assez couvert de cadeaux ?
Pourquoi ne l’invite-t-il pas dans les palaces qui pullulent à la sortie Shanghai où pourtant les journées se passent autour d’un écran de télévision ou en pianotant son téléphone portable ?
Du coup, son homme est penaud.
Profil bas devant sa femme, il lui laisse la monture. A force d’étouffer, de vivre sous ses cris, il se meut en androgyne. Par dépit peut être, l’air ahuri, il traine sa silhouette comme une femme mais mange comme un homme, tel un malpropre.
Le soir venant, dans des bars fraichement inaugurés où s’agglutinent des occidentaux désœuvrés, la shanghaienne savoure sa réussite, la tête emportée par l’alcool. Jonglant entre des bières exotiques, l’œil guettant ses bagues, la belle s’amuse.

Femme de Shanghai
Irrésistiblement, l’ennui guette.
Une douleur au crâne dévastatrice.
Un ennui profond proche d’une sensation d’inexistence. Comment résoudre l’aberrante équation d’une vie banale et confortable à l‘abri d’un hermaphrodite aussi ennuyeux qu’un pneu de secours ?
Dégagée de tous soucis matériels, elle cherche alors un amant, cette fois un homme sans le sou, un gigolo australien ou un ancien marine de la 82ème division aéroportée mais qui la fera rire en lui parlant crûment de sexe devant des match du NBA, juste le temps profiter de la vie avant que sa beauté se fane.
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Femme de Shanghai
(2) La princesse de Shanghai ou comment être une femme chinoise à l’esprit limpide.
Voici quelque temps, dans la mêlée de la vie, un ami lâche une incidente :
- Pour connaître Shànghǎi, il te faudra déchiffrer le regard d’une femme. Derrière l’apparence, les jeux de rôle, le superflu, une beauté assurée, se cache dans les entrelacs de son âme, un brin de paradis, une ville aux lumières éternelles.
Il ajoute d’une voix émue :
- Nul autre qu’un homme amoureux n’en fera meilleur usage.
Fort du conseil, dès le lendemain, d’un pas résolu, je me lance à l’assaut de la perle de l’Orient, la parcours de long en large, m’en allant vers le Wai Tan, poussant jusqu’à l’Observatoire de Sheshan, au sommet de la colline de So Zé.
Courant, haletant.

Femme de Shanghai
Osant l’aventure dans les rues les plus sombres.
Brusquant des ombres.
Prolongeant ma route vers de beaux édifices, témoins d’un passé glorieux.
Sur le chemin, je frôle des femmes.
Grandes ou petites, replètes ou chétives. L’œil borgne ou le regard vif.
Toutes chinoises, supposées Shanghaiennes.
Du cru, d’un beau cru.
D’un geste, je les approche.
D’une voix chaleureuse, je quémande une minute de leur vie.
Ou un simple sourire.
Je les observe jusqu’à les dévorer du regard. Traquant le moindre trait, guettant chaque nuance, à la recherche de l’improbable onde.
Malheureusement, ce jour-là, les perles sont rares.

Femme de Shanghai
Pâle constat !
Comment cette femme au regard si fade peut-elle abriter la face cachée d’une ville ? Comment cette autre, désespérément amorphe, m’en dévoiler les secrets ?
L’âme de Shànghǎi m’échapperait-elle plus longtemps encore ?
La nuit tombant, je baisse les bras.
C’est alors que devant le Renmin Gōngyuán, je remarque une ombre glissant le long de l’étang aux lotus.

Femme chinoise
Une silhouette élégante et fine s’en allant rapidement.
La voilà maintenant sur Nanjing Lu, s’élançant d’un pas volontaire, traversant le croisement d’un seul tenant.
Une marche presque militaire l’emmène vers le Ciro’s plaza.
Je la prends alors en filature, la double sur la gauche, bloque son passage.
Lutte étrange, mon corps s’oppose au sien.
La nuit est opaque.
Des bruissements de voiture aux alentours.
Quelques clameurs au loin.

Femme de Shanghai
.
Son visage est sobre, aux traits harmonieux.
Une peau légèrement chahutée par une pigmentation désordonnée.
Elle lève lentement la tête, me foudroie du regard, jette une moue dans l’arène. Enfin, elle s’exclame :
- Vous n’avez rien compris ! L’âme d’une chinoise ne s’acquiert pas sur une fausse détermination.
Surpris, je la laisse passer. Elle file de nouveau, plus rapidement encore.
Je reprends ma course, à son niveau maintenant.
- Mademoiselle, pourriez-vous me parler de Shànghǎi ?
Elle s’emporte alors.
Une remontrance, un cri de colère. Une avalanche d’épithète censée chasser l’intrus.

Femme de Shanghai
Puis un silence.
Soudain, surgissent des larmes.
Elles glissent sur ses joues, chahutent ses lèvres.
Dans un éclair, un sourire.
Emmené par un mot léger.
Une étoile dans le ciel. Un vœu pour la vie.
Une envie sincère d’aimer, d’être aimé.
Désormais sereine, elle raconte un quartier, une anecdote, l’Histoire de Shànghǎi.
Ci-git, sous des pierres, un homme illustre ayant construit plus d’une bâtisse comme, Victor Sassoon, qui construisit l’actuel Peace Hotel sur le Bund.
Là-bas, un aventurier au long cours, chercheur d’or.

Femme de Shanghai
Se dissimulant sous les arbres, l’amour fou et désespéré entre une française de bonne famille et un bandit de Chóngqìng.
Se brisant à jamais la vie d’un jeune français passionné d’écriture chinoise, le malheureux, écrasé au petit matin par un chauffard sur Nanjing Lu.
Malheureuse encore, cette toute jeune fille, née de l’amour éclair entre un homme noir et une chinoise, à la recherche de son père dans un bar glauque aux abords du temple de Jing’an.
Heureuses ces femmes devant l’élévation incessante de temples voués à la consommation.
Au loin, résonne la triade Xiăo dāo hui, la Société des Petites Épées.
Hurle son parrain, Du Yuesheng, surnommé Du les Grandes Oreilles, personnage ubuesque, meneur de trafics en tous genres.

Sylvie Lin Jing
Bruit aussi la grande Histoire.
Les vivats des membres fondateurs du Parti communiste chinois (Zhōngguó Gòngchǎndǎng) le 23 juillet 1921 dans la concession française (fǎzūjiè).
Misérables, les Hóng wèi bīng, grotesques gardes rouges, chantant la wénhuà dàgémìng, la révolution culturelle et ses millions de morts.
Heureux, mille fois heureux, les juifs réfugiés d’Autriche, de Pologne et de Russie, en 1940 dans le ghetto de Hóngkǒu !
Ils disent merci à la Chine éternelle de leur avoir sauvé la vie.
Ils s’agenouillent, prient; la main enroulée dans un Sefer Torah.
A l’ombre des souvenirs, le monde moderne.
Des gratte-ciels, toujours plus hauts, pullulant à Pudong, caressant le ciel.
Sur le toit de l’un, un homme.
Sur le toit de l’autre, une femme.

Shanghai
Au milieu, le vide.
Pourtant, un fil invisible les relie, telle une promesse.
Au fil des récits, je réalise ma chance.
L’âme de cette femme compose avec Shanghai, s’enlaçant, s’aimant.
Deux dans l’un.
L’un dans le regard de l’autre.
L’un s’émerveillant de l’autre.
C’est donc elle, ma muse !
Rassuré, je pars à sa conquête, demande son nom.
Court un silence.
Je renouvelle l’appel, l’entoure de mots amicaux.
Elle se redresse, regarde le ciel comme pour fuir mon regard, mumure enfin :

Sylvie Lin Jing
- Sylvie lín jìng
Une civilisation cinq fois millénaires à l’ombre d’une forêt dense où s’emmêle un zeste de France, telle une chanson.
Originaire de Fuzhou, depuis longtemps arrimée à Shanghai.
Un ancrage durable, indéracinable, « mieux qu’un homme dans mon sillage », dit-elle malicieusement.
Elle raconte alors sa vie de femme, cadencée et mouvementée.
Vigoureusement moderne jamais insouciante.
Des rencontres, des poèmes, une promenade sur un vieux pont, un baiser à l’arraché et puis brusquement se meurt une passion trop lourde à porter.
Tel un retour en arrière pour revenir aux sources, celle d’une ville follement aimée.
Ils n’y pourront rien ces gaillards ! Ni leur adresse, ni leur ingéniosité ne sauront faire fléchir la belle.
Liu, le notable, plouc jour et nuit, roulant dans une berline argentée.
Paolo, le Romain, chantant un ton trop haut « ti amo » d’Umberto Tozzi, le buste en avant.
Un lǎowài originaire d’Atlanta calmant ses nerfs du bout de ses lèvres.
Bu Nong, l’éternel rêveur cosmique, faisant sonner les clochettes de lijiang.

femme de Shanghai
Soudain, une inquiétude chevauche son regard.
Le souvenir d’une querelle, d’une contrariété, juste d’une moue.
Avec l’un, avec l’autre, elle ne sait plus.
Des scènes de vie, un zeste de violence.
Sur les bords du Huángpǔ Jiāng, une après midi pluvieuse du mois de février, des commentaires sarcastiques.
Longeant Shanxi Lu, un terrible chahut, une sinistre affaire d’argent née dans l’univers vulgaire et ostentatoire du Banyan Tree de Hangzhou.
Au pavillon mexicain de l’exposition universelle, une fatigue suivie d’une dispute, d’une fuite et heureusement de retrouvailles.
Des cris à faire frémir le monde entier, au nº 50 de la rue Moganshan. Beaucoup de larmes, ce jour-là !
Des gifles à la pelle devant une agence immobilière dans le district de Pǔtuó Qū. La honte infinie d’un homme agressé en pleine rue.
Misérable accueil à Pǔdōng, l’une fois la tête maussade, l’autre fois la tête en colère
Une ballade en vélo au Shìjì Gōngyuán, le ventre à l’air.
Sombre ce monde d’infortune.
Le sentiment d’une occasion ratée, celle d’aimer pour la vie.
Sylvie lín jìng m’offre son passé, son présent, son futur.
Sans fard, sans détour.

Femme de Shanghai
Des mots ciselés, sans mensonge, venant naturellement.
Une femme profonde et sensible, nullement tiède dans ses sentiments, gardant la mémoire de chaque instant, portant la réflexion au loin.
Sous l’effet d’ondes bienfaisantes, vivant honnêtement.
- Puisque aujourd’hui le destin m’a permis de vous rencontrer, demandai-je alors, dites moi seulement ce que je dois faire pour me faire aimer par Shànghǎi ?
- Ne rien dire qui n’interrompe sa course vers des lendemains heureux !
Elle me tend la main, s’empare chaudement de la mienne et soupire.
- Je vais maintenant regagner mon bureau, le siège d’Air France à Shanghai.
L’âme de Shànghǎi est le meilleur cadeau que Sylvie lín jìng m’ait jamais offert, une part de sa lumière.
Là, dans l’ombre, j’aimerai toujours Shànghǎi, le cœur heureux d’une si belle rencontre, ce bonheur.
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Femme de Shanghai
Avoir été l’amant d’une Shanghaienne
Ils s’appellent Paolo, Jay, Jeoren, Bunong et René.
A eux seuls, ils jonglent avec cinq nationalités.
Cinq cœurs d’homme âpres au combat.
Au hasard de leur destin, ils ont rencontré Sylvie Lin Jing,
Leur chinoise, disent-ils de concert.
Un ange passant par là, douce lumière, ce temps heureux.
Sylvie, une belle femme lettrée et élégante.
Elle les a accompagnés chacun dans leur désir de Chine telle une ouverture sur un monde souvent méconnu.
A Londres, à Harrods, sur Brompton Road dans le quartier de Knightsbridge, ils se sont retrouvés.

Femme de Shanghai
Ce qu’ils disent de leur première rencontre avec Sylvie
- Je l’ai connue en un coup de vent entre deux avions, moi, m’en allant vers Atlanta, raconte Jay. Elle, vers Shanghai. Sur son seul sourire, je l’ai aussitôt aimée. Deux mois après, je rejoignais la Chine, un pays où je ne m’étais jamais rendu auparavant. J’avais dans ma sacoche une bague de fiançailles achetée chez Tiffany & Co à New-York et déjà dans ma tête l’idée du mariage à Atlantic City.
- Comme je passais devant la Fontaine de Trevi, je l’ai rencontrée, se souvient Paolo. Le regard très inspiré, elle semblait se nourrir d’une imagination invraisemblable. Que regardez vous de si beau ? ai je demandé. Anita Eckberg ! A-t-elle répondu. Je l’ai alors entrainée toute la nuit durant dans les rues de Rome.
- Elle a épousé mon regard lors d’une rencontre chez des amis à Shanghai, précise Jeoren. J’ai tout de suite senti qu’elle était prête à la plus belle aventure de la vie, l’amour.
- Une soirée sans nuage à l’ombre de la montagne Meili culminant à 6000 m d’altitude, nous avions l’œil sur Vénus, dit Bunong. Six heures à l’horloge, l’astre crâne dans le ciel ! Plus loin, Jupiter, l’œil moqueur, balayé de mille couleurs. Dans la ronde, ses filles, Europa et Ganymède. Soudain je m’élance, je m’empare de ses lèvres, doux vent de l’ouest, température clémente.
- Je suis un habitué du Renmin Gongyuan, précise René. Je cherche l’âme sœur, en vain, depuis deux ans. Finalement, j’ai souscris au service d’une sorcière maléfique du nom de Rosa, un modèle de méchanceté et d’aigreur. Pourtant grâce à ses bons soins, je l’ai rencontrée dans un restaurant de Shanxi Lu. Ma belle fée !

Femme de Shanghai
Puis le voile se fend.
- Complicated and nervous ring a bell, dit Jay. Un mois après mon arrivée à Shanghai, j’ai plié bagage. Je me suis installé à Pékin où j’ai vécu ensuite très heureux.
- Combien de fois depuis le premier jour de notre rencontre, raconte René, ne m’a-t-elle pas signifié qu’elle allait rompre avec moi ? Pourquoi devrais je m’investir dans une femme qui ne sait pas ce qu’elle veut, une femme qui change d’opinion quand bon lui semble ?
- La nuit tombée, sous les étoiles, commente Bu Nong, j’oubliais ses emballements, son caractère abrupt. Vous savez, le vent frais de Lijiang chasse les mauvaises ondes.
- Alors que j’étais tout doux, tout bon, se rappelle Paolo, elle me harcelait au téléphone, m’appelant cents fois dans l’heure. Je n’avais plus que ses criailleries dans ma tête, plus jamais le son du bouvreuil pivoine que j’entends depuis dans mon enfance à l’ombre des Apennins.

Femme de Shanghai
- Avec elle, poursuit René, j’ai souhaité maintenir une distance, telle une sorte « de service minimum ». Pas de cadeau, peu d’attention, peu de geste. Mieux vaut jauger la pièce avant de confier son âme !
- Si elle est célibataire encore à ton âge ! suppose Jeroen. C’est qu’il y a malaise en la demeure ! Je le lui ai dit. Elle m’a aussitôt giflé.
- A chaque fois que j’arrivais en retard à un rendez vous, poursuit Paolo, c’était un déferlement ! Un jour, sur le chemin de Xītáng (西塘) une petite ville chinoise située au sud de l’embouchure du Yangzi Jiang, elle a fait valser ses mains sur mon visage, me mordant aussi les mains. Je suis arrivé à destination, défiguré, les oreilles décollées.
- A chaque fois que je prenais mon élan, tout plein du désir de l’aimer, ajoute Jeoren, elle me réprimandait. Comment faire alors ?
- Avec elle, à un moment d’intense douceur peut suivre un éclat, une tornade, complète Paolo. C’est comme la mer des Sargasses, l’on vit le bonheur éternel et vient la fin du monde !
La chute
Tous à leurs souvenirs, le visage de ces hommes se noie subitement dans une profonde tristesse.
N’ont-ils pas pris conscience d’avoir manqué le coche ?
N’était-elle pas la femme tant attendue ?
Vilain paradoxe, ils se mentent à eux mêmes.
Ils l’ont bel et bien aimée.
A trop jouer, à ne pas l’accepter tel qu’elle est, ils l’ont épuisée.
Un beau jour, elle a pris la tangente sans laisser de traces.
Plus jamais, elle n’a répondu à leurs courriers, leurs cris de désespoir.
C’est ainsi quelle est faite, la Sylvie !
Femme entière, convaincue de lendemains meilleurs.
Plus jamais une Sheng nu (剩女) mais désormais une femme mariée, s’en allant vers un autre destin.

Shanghai
Son désir, vivre à Shanghai
Le récit de jùn mǎ 俊 马 (François de la Chevalerie)
Sylvie est une femme au caractère bien trempée.
Douce et généreuse, elle s’enflamme parfois brutalement, s’emporte alors dans des cris de colère.
Voilà l’histoire de Hans Eberhard (dur comme un sanglier), originaire d’Ulm dans le Baden-Württemberg, un Allemand passionné de Goethe et de Schiller.
J’avais noué une relation sentimentale avec elle depuis seulement une semaine lorsqu’elle a insisté pour que je l’accompagne visiter un appartement.
- Il est temps de s’établir, nous devons avoir notre nid d’amour, affirmait-elle.
Je m’amusais d’une telle demande que je jugeais exotique.
Sont-ce là les us en Chine ?
Généralement en Allemagne, avant qu’un couple emménage sous un même toit, il faut plusieurs mois d’une relation solide, une année pleine, plutôt deux.
Ce qui n’est pas le cas en Chine.
Aussitôt dans les rets d’une femme, il faut trouver demeure.
Etrange coutume ?
Rite initiatique à l’usage d’occidentaux d’un genre fuyant ?
Peut être ?
Cependant, bon enfant, je me pliais à l’exercice.
Sylvie a fait le choix du quartier de Pǔtuó Qū où les prix sont convenables « pour un homme comme toi un peu pauvre », a-t-elle aimablement précisé.
Il est vrai que ma fiche de paye de salarié d’une multinationale allemande n’a rien d’honorable.
Nullement n’ai-je une Ferrari !
Pauvre et corvéable, donc.

Femme chinoise
Rendu dans le quartier, nous avons fait la tournée des agences immobilières où des jeunes hommes sérieusement efféminés nous ont accueilli, le regard rieur.
- Je cherche un appartement en location avec cet homme, expliqua-t-elle à ses interlocuteurs en me lançant en même temps un regard hostile comme si je devais me tenir sage et soumis.
Ce jour là, nous avons arpenté beaucoup d’immeubles tous aussi affreux les uns que les autres, des empilades de béton montant au ciel.
Des appartements mal agencés.
Des décorations au goût inexistant.
Chaque fois, elle vantait l’environnement proche.
- Nous ne sommes pas loin d’un parc, nous pourrons danser le soir venu.
Ou d’un restaurant.
- Nous pourrons nous y rendre matin et soir tel un vieux couple.
- Ne sens tu pas le vent doux qui baigne cet appartement ? interroge-t-elle.
Un vent chargé de monoxyde de carbone, de dioxyde de soufre, de particules fines, marmonnais-je dans ma barbe.
- Que dis tu ?
Peu à peu, des questions chevauchaient mon esprit.
Pourquoi devrais je partager un appartement avec une femme dont je connais seulement le nom et quelques bribes ?
Pourquoi devrais je abaisser les critères tels que je les pratiquerais en Allemagne ?
Ne devrais-je pas attendre un an avant de me décider ?
Deux pour m’en assurer ?

Femme de Shanghai
De surcroit, pourquoi devrais je vivre dans un appartement lugubre avec vue plongeante sur une autoroute au milieu de l’effroyable enfer urbain de Shanghai ?
Pourquoi devrais-je me gaver d’un air pollué qui me rendra au mieux asthmatique, au pire le poumon gorgé de métastase ?
Est ce cela le but de ma venue en Chine que de m’étourdir ainsi ?
Au fur et a mesure, ma réticence augmentait, visible à l’œil nu.
Je cachais mal mon embarras, le visage crispé.
- J’en ai marre de toi ! lâche-t-elle, lisant parfaitement dans mes pensées
Je ne réagissais pas, faisant plutôt apparaître un soudain et opportuniste intérêt pour un appartement comblé par des toilettes à la turc.
Devrais je deux fois par jour me mettre à quatre pattes pour lâcher quelque effluves ?
Je grimace plus encore.
- Tu es un imbécile ! s’exclame-t-elle.
Je réactivais aussitôt un semblant de curiosité pour une chambre sans fenêtre.
Dans mon for intérieur, je m’interrogeais.
Pourquoi devrais je être l’idiot utile d’une chinoise en quête de mari ?
Question philosophique à laquelle je n’apportais pas de réponse.
Au dixième appartement visité, alors que je lui déniais les qualités requises pour y aménager sine die, elle a plissé les yeux, bombant le torse.
- J’en ai marre de toi !
Sur mon visage un sourire nerveux suintant l’ennui.
J’ai alors reçu une premier gifle.
Une seconde, plus lourde.
Une troisième égratignant le nez.
Le vendeur de l’Agence a aussitôt compris que nous ne ferions pas affaire.
Il nous a reconduit au bas de l’immeuble.
Là, je recevais la tarte de ma vie, une avalanche de gifles.

Femme de Shanghai
Des gifles radicales, crevant mes veines.
Le tout se mêlant à une pluie d’insultes.
Autour de nous, bientôt un attroupement
Des regards surpris.
- Pourquoi ce lǎowài chahute-t-il une des nôtres ?
J’ai alors pris la tangente, bientôt m’éloignant
Bientôt courant.
Courant toujours plus vite.
Direction l’aéroport de Pudong.
Le premier vol à destination de Frankfort.
Retour a mon doux pays
Vers des femmes de bon aloi.
Calmes et sages,
Sérieuses.
Le temps d’aimer, sans hâte, sans pression
L’oreille à l’écoute d’Erlkönig, le merveilleux poème de Goethe sur la superbe mélodie de Schubert.
Relisant le poème Nachgedanken d’Heinrich Heine, ses vers sanglés dans l’espoir.
Denk ich an Deutschland in der Nacht,
dann bin ich um den Schlaf gebracht…
Les vers encore enchâssés dans le poème de Vorfrühling de Hugo von Hofmannsthal.
Es läuft der Frühlingswind
durch kahle Alleen
seltsame Dinge sind
in seinem Wehen.
L’Allemagne !